Claire Garnier-Tardieu, Le voyage poétique de Kathleen Raine, L'Harmattan, 2014.
Résumé de l'ouvrage:
Le voyage poétique de Kathleen Raine est une biographie originale qui retrace simultanément les événements de la vie d’un des poètes majeurs du 20è siècle anglais et les événements mythiques et universels du voyage de l’âme humaine incarnée dans un destin singulier. C’est donc d’abord un récit de vie, celui d’une femme, née en 1908 dans une triste banlieue londonienne, dont la sensibilité poétique précoce va s’épanouir à travers une œuvre littéraire à la fois poétique, autobiographique et critique. Récit d’une vie singulière, marquée par un profond sentiment d’exil. Mais c’est aussi le récit d’une vie qui, à l’instar de chacune des nôtres, semble répéter les mêmes souffrances et les mêmes joies, empruntant les figures mythiques de Perséphone et Déméter, de Dante et Béatrice pour traverser tour à tour les saisons de l’enfer et du paradis. C’est enfin l’histoire d’une libération et d’un retour à soi-même, avec le choix courageux de la résistance intellectuelle et de l’engagement en faveur de l’imagination contre la pensée matérialiste dominante. Un dessin de ce voyage poétique chargé d’enfance et de vieil âge, d’innocence et d’expérience, vient clore l’ouvrage.
Avant-Propos
Difficile d’écrire sur la vie de Kathleen Raine et ce, pour trois raisons : d’abord la poétesse elle-même a rédigé une autobiographie en trois, puis quatre volumes, dont le premier, traduit en français[1] sous le titre : Adieux Prairies Heureuses a été couronné par le prix Médicis étranger 1979. Cet ouvrage est à l’origine de mon travail de thèse[2] sur une auteure qui a répondu à l’enthousiasme de ma jeunesse par une correspondance assidue et des rencontres profondément marquantes.
La deuxième raison est que le parcours de Kathleen Raine s’inscrit dans deux domaines entrecroisés que l’on a l’habitude de traiter séparément : la poésie et la philosophie. Il faut donc oublier les « genres » et accepter ce langage hybride, ces références à la nature romantique aussi bien qu’au néoplatonisme.
La troisième raison est que Kathleen Raine a toujours adopté une vision onirique de sa vie pour ne pas dire « héroïque » et que « l’histoire » factuelle, par opposition à « la fable », n’est jamais établie fermement. Mieux, elle est passée sous silence. L’ouvrage qui suit s’efforce de restaurer les événements et les dates sans occulter pour autant la dimension mythique du voyage de la vie. C’est en lisant entre les lignes de l’œuvre, en interrogeant Kathleen Raine elle-même ou, plus tard, Anna, sa fille, que la trame biographique a pu être patiemment reconstituée.
Malgré tout, il est aussi facile d’écrire sur Kathleen Raine car, comme on va le voir, sa vie fait écho à la nôtre, non pas parce que nous vivons les mêmes événements historiques mais parce que, en chacun de nous, s’incarne le même drame humain rejoué à l’infini sur le miroir diffracté de la Grande Imagination.
Cette biographie se veut donc avant tout le récit d’un voyage poétique mariant la fable et l’histoire, le Mythos et le Logos, rassemblant les fils de la mémoire et de l’imagination. Elle emprunte en particulier à la tradition de l’Éden, de la chute et de l’exil. C’est aussi l’œuvre tout entière de Kathleen Raine, œuvre poétique, autobiographique ou critique, qui s’inscrit dans cette tradition du paradis perdu. L’autobiographie en trois volumes, d’abord, puis quatre (même si les trois premiers forment un tout indissoluble), est l’œuvre de la mémoire. S’ouvrant sur le mot Remember, elle répond à l’impératif de l’anamnèse qui s’inscrit dans la perspective platonicienne de l’incarnation des âmes. Elle raconte le voyage de la vie sur la mer d’espace et de temps. À l’instar de Perséphone dans le mythe antique, ou du personnage de Thel, chez le poète William Blake, l’enfant puis la jeune fille semblent se refuser constamment à quitter « les riantes vallées d’Har » pour découvrir les tristes réalités du « royaume inconnu ». Avec Farewell Happy Fields (Adieu prairies heureuses), The Land Unknown (Le royaume inconnu) et The Lion’s Mouth (La gueule du lion), la poétesse retrace le douloureux apprentissage de la condition humaine, sur un chemin semé d’embûches, démontrant que la rébellion contre la nature mortelle provoque une répétition systématique de la chute de l’Éden. Pour Kathleen Raine, l’écriture autobiographique peut instruire le lecteur en offrant l’exemple d’un voyage poétique intérieur, à l’instar de celui de Dante dans la Divine Comédie, se reflétant dans une géographie extérieure, mais surtout, elle répond à la nécessité de reconstruire et de comprendre l’histoire de sa propre vie, de saisir son identité comme une pierre dans la main.
L’œuvre poétique, rassemblée dans les Collected Poems (2000), est l’œuvre de l’imagination, chantant la peine de l’âme incarnée, redisant son aspiration à la félicité au sein de l’univers, mais chantant également la beauté du monde naturel et des puissances élémentaires. À partir de l’Éden originel, les poèmes recréent un espace et un temps sacrés, déterminant moins une cité idéale qu’un rivage des bienheureux. En effet, la poétesse s’achemine depuis le sanctuaire enclos dans la mémoire, tapissé des fleurs de la lande maternelle, jusqu’à cet horizon de pureté cristalline où le ciel, la terre, la mer, découpent le rivage de l’enfance archétypale. Sa quête aboutit à l’issue que Gilbert Durand définit à la fois comme hiérophanie et eschatologie : « Les images, les symboles nous reconduisent à cet état d’enfance où comme l’exprime magnifiquement Paul Ricœur "nous entrons dans la symbolique lorsque nous avons notre mort derrière nous et notre enfance devant nous[3]". »
L’autobiographie retrace l’histoire d’une vie commencée dans le jardin d’Éden qui « s’achève » sur un rivage écossais. Elle peut être lue comme le support linéaire de la quête imaginative parvenant, elle, dans les Collected Poems, à s’abstraire de l’espace et du temps, pour projeter dans l’absolu l’image d’une île poétique. La première construit l’espace de la quête ; la deuxième la déconstruit en ouvrant l’issue. Celle-là maîtrise un parcours géographique ; celle-ci travaille au centre du monde.
Son œuvre critique qui vient jouer une autre partition en contrepoint relève davantage de l’héritage paternel. Si dans un premier temps en effet les lectures et commentaires sur William Blake et les romantiques anglais ou encore W.B. Yeats, Edwin Muir, Vernon Watkins et David Gascoyne, lui donnent à saisir le fil d’or de la Tradition, dans un second temps, elles permettent à la poétesse de faire entendre sa voix singulière dénonçant l’idéologie matérialiste prédominante. D’une certaine manière, ce combat intellectuel incarné dans la réalité de son pays, avec la création de la revue Temenos consacrée aux arts et à l’Imagination et, plus tard, la fondation de la Temenos Academy, sous le patronage du Prince Charles, n’est pas sans rappeler l’engagement du père pasteur presbytérien espérant faire advenir dans le monde réel la « Jérusalem Céleste ». Kathleen Raine devient ainsi une « résistante du paradis », refusant la collaboration avec les détracteurs de ce qu’elle appelle la Grande Imagination, découvrant en Inde, comme elle le relate dans le quatrième volume de son autobiographie India Seen Afar (L’Inde lointaine), la source de la Sagesse pérenne et la raison de toutes ses intuitions premières.
C’est ce voyage poétique chargé d’enfance et de vieil âge, alliant innocence et expérience, que nous allons retracer à présent en déposant, d’étape en étape, les couleurs de l’Éden ou de l’exil, sur une carte géographique imaginaire comme celle reproduite en fin d’ouvrage.
Claire Garnier-Tardieu
Université Sorbonne-Nouvelle